Article diffusé dans le Magazine Hors Site, |#20|HIVER 2023, pages 66-70

Auteurs

Zoubeir Lafhaj, professeur des universités, Centrale Lille

Imen Chikhi, architecte construction 4.0, Montréal

Alan Mossman, expert Lean, Londres

Wassim Albalkhy, jeune chercheur doctorant, Centrale Lille

Augustin Thepaut, élève ingénieur, Centrale Lille


SOURCE D’INSPIRATION POUR TRANSFORMER LE SECTEUR DE LA CONSTRUCTION

Tout le monde admet la nécessité de proposer des solutions innovantes et durables pour l’industrie de la construction. C’est tout le sens de la méthode Integrated Project Delivery (IPD) – Réalisation de projet intégrée (RPI) en français. Ce mode collaboratif de gestion de projet implique tous les acteurs. Il ne s’agit plus ici d’une solution collective, mais d’une solution commune.

Bien que les projets se multiplient et que le marché de l’immobilier se porte bien, le secteur de l’industrie de la construction est sous contrainte. Les raisons sont multiples et identifiées : le gaspillage, les reprises de travaux sur les chantiers, la gestion du temps, les livraisons hors délais, les contraintes énergétiques et la nécessité impérieuse de réduire la pollution générée par la construction. Tout le monde admet la nécessité de proposer de nouvelles solutions innovantes et durables. Nous vous proposons aujourd’hui un zoom sur l’intérêt de mettre en œuvre la Réalisation de Projets Intégrée pour l’industrie de la Construction. Cela concerne les maîtres d’ouvrage (ou donneurs d’ordre), les maîtres d’œuvres (architectes, ingénieurs …), les constructeurs et le maître d’usage (le client et l’exploitant). En fait, ce sont tous les acteurs concernés et impliqués dans le projet de construction de l’ouvrage. Il ne s’agit plus ici d’une solution collective mais d’une solution commune.

Les problèmes récurrents des méthodes traditionnelles

Les projets de construction sont généralement réalisés suivant des modes de réalisation conventionnels : conception-soumission-construction, conception-construction ou gestion de la construction. Ces modes présentent des fragmentations qui causent des litiges fréquents, une incohérence dans la définition des objectifs, des ordres de modification, des reprises de travaux, des relations conflictuelles. Les arbitrages et les contentieux font partie des problèmes fréquemment signalés. On déplore la prolongation de la durée des projets, des dépassements de coûts, une faible qualité des travaux achevés, ainsi que (et surtout) des incidents liés à la santé et à la sécurité sur les chantiers à cause de prises de risques non maîtrisées. La chaîne d’approvisionnement traditionnelle dans le secteur de la construction affiche un manque d’intégration dans ses processus. Les membres de l’équipe de projet et les entreprises impliquées travaillent de manière isolée et ne sont pas tenus responsables de manière solidaire. Chaque partie prenante protège son pré carré sans vision commune ou systémique.

De nouvelles méthodes de réalisation de projets sont nécessaires et certains pays comme les USA, l’Australie et le Royaume-Uni (voir plus loin) ont opéré un changement de paradigme en adoptant la Réalisation de Projets Intégrée – RPI – (IPD pour Integrated Project Delivery en anglais). La RPI est une approche contractuelle de réalisation basée sur un accord entre les acteurs du projet (clients, concepteurs, constructeurs) avec un partage réel des informations, des risques et des bénéfices, dans des conditions de collaboration et de confiance autour du projet. Il s’agit d’une alliance et non d’un partenariat. Les résultats obtenus dans ces conditions méritent d’être analysés.

UN CONTRAT UNIQUE MULTIPARTITE

Le concept de la Réalisation de Projets Intégrée a été mis en œuvre dans les années 1990 en Australie dans le cadre de contrats dits « Alliance » puis dans les années 2000 aux États Unis puis au Royaume Unis sous la forme de contrats uniques multipartites.

COLLABORATION DYNAMIQUE

La constitution d’une alliance des parties prenantes et l’implication très précoce des participants clés sont les plus grandes originalités du concept. L’approche RPI consiste en un seul accord contractuel qui lie au minimum le client, le concepteur principal et le constructeur principal. Comme il s’agit d’un contrat sur mesure, il varie selon les alliances pour représenter les valeurs et les objectifs fondamentaux du projet. La RPI met particulièrement l’accent sur les relations de confiance, la collaboration et la poursuite d’objectifs communs, où toutes les parties s’impliquent dès les premières étapes du projet, et adhérent à un accord multipartite tout en partageant les risques et les récompenses. C’est par le biais d’ateliers contractuels collaboratifs, auxquels participent les principaux cadres de chaque membre de l’équipe RPI, que la structure de base de l’accord RPI, la structure de gouvernance, les flux de trésorerie et les finances, les assurances, l’étendue des renonciations et des limitations de responsabilité, sont discutés et convenus. Ces négociations exigent l’adhésion, la confiance et l’engagement de chaque partie, car la rémunération est directement liée à la réussite globale du projet. La réussite individuelle dépend des contributions de tous les membres de l’équipe. Ainsi, chaque acteur connaît les coûts, les bénéfices et les risques avant la réalisation du projet. Les éventuelles économies réalisées lors de la réalisation du contrat sont finalement redistribuées aux différents acteurs du contrat, au prorata de leur implication et ce, sans tenir compte du fait que tel ou tel acteur est au-dessus ou en dessous de son budget.

L’intérêt d’un tel contrat est de mobiliser les différents acteurs autour d’un même objectif en créant une relation de groupe et en favorisant la transmission de l’information. Cette collaboration dynamique vise à éviter les problèmes fréquemment rencontrés dans le domaine de la construction, tels que les allers-retours entre les différents intervenants et les retards où l’implication tardive des constructeurs spécialisés prive l’équipe de conception de l’opportunité de développer des innovations avec les intervenants qui vont réaliser le projet. La figure 1 ci-dessous, de G.Fox (en version anglaise) indique les différences entre un projet classique et la RPI (IPD) où chaque partie prenante signe un contrat séparé :

Figure 1 : Schéma d’organisation des parties prenantes dans un projet de construction traditionnel vs RPI selon Greg FOX , Expert RPI, (source : millervalentine.com)

De manière synthétique, la figure 2 expose la différence fondamentale entre une réalisation classique de projets de construction et une réalisation de projets intégrée et comment la RPI permet un gain d’efficience important grâce au flux d’information optimisé tout au long de la conception et de la construction dans le cadre de la RPI :

Figure 2a
Figure 2b

Figure 2a et 2b: Représentation du flux d’information au cours de la réalisation d’un projet de construction. Courbe 2a représente le flux d’information dans un contrat traditionnel (Conception-soumission-construction), la courbe 2b représente le flux continu de l’information dans le cadre d’un contrat multipartite intégré d’une RPI (selon Z. LAFHAJ et al., extrait du livre « La révolution de la construction Lean »).

AVANTAGES

L’existence d’un objectif commun permet à chacun de s’impliquer dans la réussite du projet et la satisfaction du client, alors que les coordinateurs (architecte mandataire, maitres d’œuvre, maitre d’ouvrage…) étaient auparavant motivés par leurs seuls intérêts d’affaires.

La RPI fonctionne de concert avec la construction Lean qui facilite les liens transversaux entre les différents acteurs et favorise le dialogue et les échanges entre les différentes parties.

APPROCHE FLEXIBLE

L’approche RPI limite le gaspillage dans le processus de conception en permettant aux architectes et autres concepteurs de rester en contact permanent avec le constructeur pour s’assurer que les choix effectués peuvent être réalisés conformément au cahier des charges. De plus, cette approche flexible permet de maintenir une continuité dans le processus entre la conception et la réalisation afin de limiter les pertes de temps et de matériel. Cette flexibilité peut également permettre de faire évoluer le projet en cours de route. Ainsi, si une solution de conception ou de réalisation est nécessaire lors du processus de développement du projet, les différents acteurs ont encore la possibilité de s’adapter à la situation et de présenter une approche adéquate qui pourrait être plus rapide ou moins coûteuse pour le client, par exemple. Par ailleurs, les RPI démontrent que des liens existent entre la RPI, la construction Lean et le DfMA (Design for Manufacture and Assembly) qui s’articulent parfaitement tous ensemble.

Alors que l’essentiel du temps de ces projets était traditionnellement consacré à la phase de construction du bâtiment, l’approche RPI propose d’investir ce temps en amont, dans les phases de conception et de développement. Traditionnellement, 30% du taux de travail dans un projet de construction est effectué dans la construction en elle-même. La RPI recommande d’investir ces 30% dans les phases de conception plus tôt dans le projet pour donner une nouvelle flexibilité aux projets et aux prises de décisions.

Par conséquent, cette approche offre un cadre privilégié à chaque partie, pour innover et proposer des moyens d’augmenter la valeur du projet final et de terminer le projet plus tôt que prévu. De plus, ces changements (s’il y en a) peuvent être effectués à moindre coût car la collaboration exigée par la RPI favorise le développement des idées et des solutions dans les premières phases du projet, bien avant la phase de construction.

Dans le cas des contrats relationnels multipartites décrits ci-dessus, ce gain de productivité est récompensé financièrement. Plus généralement, les parties ont déjà tout à gagner du bon déroulement d’un projet (sans retard ni imprévus). En tant qu’approche innovante, la revue des études scientifiques réalisées entre 2013 à 2018 montrent que la RPI fournit un environnement commun aux professionnels du bâtiment et maximise la communication entre les parties prenantes du projet. La RPI améliore la performance et la productivité du projet, préserve le budget du projet, augmente la probabilité de succès et aide à construire des bâtiments plus écologiques – en réduisant les déchets et en utilisant moins d’énergie et d’eau. Des études de cas montrent que la RPI peut permettre d’économiser 2 à 10 % des coûts totaux d’un projet. Des économies allant jusqu’à 30 % sont attendues si l’équipe de projet parvient à intégrer le partenariat stratégique avec toutes les parties prenantes (Alarcon et al., 2011).

Tableau 1 : Avantages de la conception et de la réalisation de projet intégrée Lean (selon Mossman, Ballard et Pasquire):

LES PREREQUIS

Une préparation en amont

Tout d’abord, l’approche RPI nécessite un certain temps de préparation du projet, que ce soit pour les audits, la mise en place de la structure, la mise en place d’un réseau d’information commun à tous les acteurs, etc. Il n’est donc pas conseillé de réaliser des projets utilisant l’approche RPI sur de  » petits  » projets. Différentes sources conseillent des projets d’une durée d’un an ou plus, avec un budget minimum de plusieurs millions d’euros

Une collaboration à développer et à renforcer

En fait, l’implication précoce des parties prenantes, le renforcement de la collaboration et l’établissement d’une confiance mutuelle entre les parties prenantes sont des éléments essentiels à la réalisation de projets de construction. Les entreprises et les personnes impliquées dans le projet s’engagent à créer une culture d’équipe fondée sur la prise de décision commune. Les équipes sont formellement organisées en équipes multidisciplinaires répondant aux objectifs du projet. Les membres de l’équipe sont individuellement responsables de proposer des alternatives aux problèmes de conception et de construction.

Une sobriété dans le travail

Réduire les déchets et optimiser l’efficacité vont de pair avec l’approche Lean et la RPI. Outre l’intégration et la collaboration, les outils typiques comprennent la modélisation des informations du bâtiment (BIM), la préfabrication, la fabrication de grandes unités intégrées, les mesures d’amélioration des processus et les techniques de conception et de construction Lean. Ces dernières années, il est prouvé que le couplage du BIM ou du DfMA avec la RPI améliore l’efficacité, réduit les erreurs, permet l’exploration d’approches alternatives et élargit les opportunités de marché (M. Fischer, Stanford, 2017).

Une alliance avec les parties prenantes notamment les pouvoirs publics

Le secteur de la construction est confronté à des obstacles importants dans la réalisation de projets. Ces obstacles comprennent des facteurs culturels, financiers, juridiques et technologiques. Faire un projet intégré correctement mis en œuvre nécessite l’implication, le soutien et l’engagement des gouvernements et des autorités locales, un environnement juridique et réglementaire stable. Des obstacles majeurs à la réalisation d’une RPI seraient, par exemple, des mécanismes défectueux dans le partage des risques et la répartition des bénéfices, une résistance au partage des informations, des régimes de prise de décision inefficaces et un désaccord sur les renonciations de responsabilité entre les parties prenantes. L’inefficacité des mécanismes de répartition des bénéfices, le manque de confiance entre les parties prenantes du projet, l’insuffisance de la formation, l’indisponibilité du soutien technologique, le manque d’environnement collaboratif, les crises d’approvisionnement, les définitions floues du projet sont également des défis majeurs à l’utilisation de la RPI sur les projets de construction.

La taille des projets

Il est possible d’utiliser la RPI pour les petits projets, mais elle est plus pertinente sur les projets complexes où la fiabilité est importante (missions critiques, zones occupées, exigences complexes en matière de permis). En effet, il y a un investissement initial dans l’équipe et un effort d’investissement nécessaire dans les premières étapes d’un projet, bien cerner et comprendre le problème que l’équipe tente de résoudre ; cet effort en amont permet à l’équipe de se concentrer sur des enjeux importants. Les petits projets, peu complexes ne tireront probablement pas un grand avantage de l’investissement supplémentaire et des frais généraux de mise en place d’un modèle de réalisation RPI.

DES EXEMPLES REUSSIS

1er exemple :

AEC SOLUTIONS DIVISION HEADQUARTERS, Waltham, Massachussetts. Ce projet était l’un des tout premiers projets RPI aux Etats-Unis. Ces bâtiments ont été construits lors d’un projet RPI avec un contrat multipartites signé par l’architecte, le constructeur et le client. L’architecte a constaté un gain de temps significatif sur les activités redondantes traditionnelles de son métier et a pu investir plus de temps sur le chantier même, ce qui a facilité le travail, évité les erreurs, et favorisé une agilité pour trouver des solutions à d’éventuels problèmes.

2ème exemple :

ENCIRCLE HEALTH AMBULATORY CARE CENTER, Appleton, Wisconsin, 2010.

Une partie des profits de l’architecte et du constructeur était à risque en fonction de la réalisation du contrat. Le projet a été livré avant la date planifiée. Le chef de projet Trend Jezwinski constate : “Je n’ai jamais eu un projet qui a tourné si bien en 23 ans.”, “Les pertes furent grandement réduites”, “vous aviez une responsabilité, et si vous ne la remplissiez pas, vous aviez l’impression d’avoir abandonné l’équipe.”

PERSPECTIVES DE DEVELOPPEMENT

De nombreux pays se sont lancés dans la RPI et les gouvernements acceptent les expérimentations pilotes tout en cherchant à faciliter les aspects juridiques. Outre l’Australie et les États Unis, des projets sont réalisés au Royaume Uni, en Allemagne et en Suisse.

En France, à notre connaissance, il n’existe pas de projets RPI. Il serait très intéressant de pouvoir les expérimenter, les adapter à la culture et à l’histoire de la construction française, incluant les savoir-faire et les caractéristiques du secteur de la construction. L’implication des pouvoirs publics français serait déterminant à cet égard.

Selon nos travaux scientifiques, nous estimons que les futurs Grands Projets réalisés en France doivent être abordés sous la forme de projets RPI : Construction de Centrales Nucléaires, transports (tunnels…), manifestations mondiales sportives et culturelles, travaux d’Infrastructures, Grand Projets Urbains et territoires… Il est indispensable que les concepteurs et les constructeurs s’associent dès le départ pour satisfaire les véritables besoins du client, gérer les contraintes, anticiper et prévenir les catastrophes. L’inflation des coûts de construction n’est plus soutenable.

La gestion du changement définie par Moran et Brightman conduit à la modification des capacités d’une organisation à répondre aux besoins des clients. Nous encourageons donc le développement de formations pour apprendre aux collaborateurs et aux chefs d’entreprise à appliquer cette approche collaborative rapidement et efficacement et de définir un plan stratégique pour expérimenter la RPI sur un projet pilote. Comme toute méthode innovante, elle a ses limites mais il reste essentiel de s’intéresser à la manière de tirer des bénéfices des expériences internationales et de continuer à la développer, notamment par la recherche et par des opérations pilotes grâce à un partenariat public-privé de Recherche et d’Innovation et de produire une version sur-mesure de la RPI, adaptée aux enjeux du contexte français de l’industrie de la construction.

POUR ALLER PLUS LOIN

Inscrivez-vous dès aujourd’hui au Workshop IPD / RPI du 2 mars 2023 à Centrale Lille

https://constructionleaninstitutfrance.com/evenements/